Lettre ouverte à Madame Annick Wyart, directrice de l’école belge de Casablanca


Chère Madame Wyart,

Vous m’avez fait parvenir, le 28 septembre dernier, une lettre me signifiant votre décision de mettre fin à notre collaboration, parce que vous n’y trouviez plus suffisamment de confiance. Pourtant, deux mois plus tôt, après un simple entretien vidéo, vous m’aviez fait signer une lettre d’engagement pour une année scolaire complète ; un mois plus tôt, j’arrivais avec quelques valises à l’aéroport de Casablanca ; trois semaines plus tôt, j’ai commencé à assumer toutes les tâches que l’école attendait de moi : correction des examens de passage et des travaux de vacances, participation aux réunions
d’équipe, vingt heures de cours de qualité dans des conditions difficiles (voir plus bas),
accompagnement des élèves de la cour extérieure à leurs classes, et défense auprès de ces derniers de la politique de l’école lors de la journée de grand doute où l’école belge est restée ouverte, tandis que le gouvernement marocain avait déjà décidé le report de la rentrée au 1er octobre. Votre confiance, alors, était absolue. Et justifiée.

A vous entendre, à ce moment-là, elle était en outre entièrement méritée : vous cherchiez un professeur de français aux épaules suffisamment solides pour reprendre des cours qui avaient été fortement négligés l’an dernier, et pour mener les élèves de dernière année à la réussite du CESS, ce diplôme belge de fin d’études secondaires qui, outre les grandes lettres de Fédération Wallonie – Bruxelles plaquées sur la façade de l’école, contribue à sa réputation. Avec ma longue expérience dans des écoles nationales et internationales, je représentais une solution fiable.

Que s’est-il donc passé pour que cette confiance se brise à ce point ? J’ai lu le contrat que vous me proposiez. Pas juste en vitesse, mais avec le sérieux que je mets à la lecture de tout texte, fût-il écrit par un auteur français classique, un(e) élève ou un homme de loi. J’y ai vu des différences de taille par rapport à la lettre d’engagement, et je les ai signalées, proposé des adaptations, demandé un arrangement, et effectué personnellement des démarches en Belgique, pour me permettre de poursuivre la mission d’enseignement que j’avais commencée à Casablanca tout en assurant à mes enfants restés au pays des conditions de vie décente. A Dar Bouazza, comme en Belgique et partout
dans le monde, nombreuses sont les mamans qui défendent avant tout, corps et âme, la survie (au pire) ou le bien-être (au mieux) de leurs enfants. Peut-être même en avez-vous fait ou en faites-vous encore partie. J’aurais espéré, dans tous les cas, que vous compreniez leur angoisse, leur combativité, leur détermination.

À une négociation digne des valeurs défendues par la fédération Wallonie Bruxelles, vous avez préféré mon éviction radicale et immédiate, comme dans tout régime autoritaire. En période de congé forcé, loin du regard des autres enseignants, des élèves et de leurs parents, ce geste porte pour le moins les marques de la lâcheté et de la mesquinerie. Sans doute n’avez-vous pas accepté le fait que je mentionne, outre mes revendications légitimes mais personnelles, quelques dysfonctionnements de l’école qui, contrairement à la promesse inscrite dans le contrat, n’offrait pas le matériel nécessaire à l’enseignement en cette période bousculée de 2021 : ni gel, ni masque, ni matériel informatique, ni projecteurs, ni salles de classe permettant de respecter la distanciation, ni manuels, ni même eau saine et potable… des conditions de travail propres à des missions
humanitaires, alors que l’EbC est l’une des écoles les plus chères de la région.

Les bons enseignants, tels que ceux de l’équipe casablancaise, ont heureusement les compétences nécessaires pour pallier ces carences, mais ils en souffrent néanmoins, de même que les élèves et la réputation de l’école. Au lieu de parler derrière votre dos, comme le reste de l’équipe, j’ai considéré de mon devoir de vous en parler directement.

Dans toute cette histoire, je n’ai commis aucune faute professionnelle. En réalité, si vous avez effectué une enquête à mon propos avant mon engagement, vous savez pertinemment que je n’ai jamais commis la moindre faute professionnelle. Des maladresses face à mes supérieurs, sans doute ; des questionnements excessifs, peut-être aussi. Jamais cependant je n’ai dérobé à mes responsabilités d’enseignante et de membre du corps professoral. L’instruction des élèves est restée ma priorité jusqu’au bout, tandis que de votre côté, vous avez opté pour un brusque changement de professeur, et donc de méthode et de cours, ce qui n’aura pas manqué de perturber les élèves et de faire vaciller leur propre confiance en leur école.

En ce qui me concerne plus précisément, votre intention de nuire a abouti, je suis sûre que vous vous en réjouirez : sans logement, sans emploi, alors que l’année scolaire a démarré sans moi, et sans autres indemnités, je peine bien évidemment à rebâtir en Belgique une sécurité que j’avais quittée en réponse à votre lettre d’engagement. Pire encore, je me trouve momentanément dans l’incapacité d’assumer les besoins élémentaires de mes enfants, comme vous vous en doutiez. S’il s’agissait de méchanceté de votre part, elle est donc victorieuse. Si pénible est la situation que j’en arriverais même à ressentir de la culpabilité : que n’ai-je pas, comme mes collègues, pour la plupart très jeunes, pu me taire ? Signer, sinon aveuglément, du moins en silence ? Noyer au soleil le chagrin de se fait abuser ? Courber l’échine devant l’autorité ? Ecraser ma personnalité et les valeurs de la Communauté Wallonie Bruxelles ?

Certes, mais comment alors parler encore avec enthousiasme à de jeunes gens des écrits ô combien inspirants de Victor Hugo, de Simone de Beauvoir, d’Andrée Chedid ou de Tahar Ben Jelloun, pour ne citer que quelques uns des auteurs prévus dans mon programme de cours ? Comment leur apprendre à s’exprimer, leur dire que leur voix comptera si elle est bien rendue par écrit ? Une année au bord de l’océan vaudrait-elle un tel manque d’intégrité ? Je crois sincèrement que vous avez visiblement répondu par l’affirmative à cette question, depuis longtemps déjà, et je ne sais pas si je dois vous envier ou vous plaindre. J’aurais, en tout cas, préféré ne pas avoir à me poser la question.

Je souhaite à tous mes anciens élèves et collègues une excellente année scolaire, j’espère que vous le leur direz.


Avec mes sincères salutations,


Carline Taymans
Professeur belge de français

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