La dernière cène


C’était une évidence pour les quatre membres de la famille restés à Bruxelles jusqu’alors: la dernière soirée serait intime et intense à la fois. Un repas, sans doute arrosé, quelques dernières recommandations, les mises au point de dernière minute. Doug à l’humour, Nick au réconfort, Liam à la tendresse, et moi à la panique. Comme d’hab. Personne à la cuisine, pour ne pas priver qui que ce soit d’un seul instant du grand rassemblement. Ils vont donc chercher des pizzas, des bières. Reviennent remontés, taquineurs, joueurs…

Trois bouchées, une gorgée, et je m’endors dans le divan. Une dernière cène abrégée à souhait.

Au petit déjeuner, un comprimé m’attend sur une assiette. Il faut en prendre un maintenant, affirme le presque médecin parmi eux, pour calmer d’emblée mon esprit déjà débridé. Soit. Et puis un dernier thé. Un dernier petit pain au chocolat. Une dernière vérification des papiers.

Il faut y aller, déjà, se dépêcher. Liam-le-roc fera le voyage avec moi, restera les premiers jours. Sa mission est énoncée clairement, par lui et par ses frères : s’assurer que je monte dans cet avion, dont ils sont sûrs qu’il m’amènera au bonheur rêvé depuis longtemps. Les rôles s’inversent subrepticement : ils sont fiers de moi, j’ai besoin de leur soutien ; ils mènent l’opération à la baguette, j’obéis ; ils me saoûlent de paroles, je reste coite.

Dans l’aéroport, le deuxième comprimé avalé et les contrôles passés, Liam semble un peu pâle, en retrait. « Je n’ai pas peur, mais ça m’impressionne quand même. Après tout je ne prends pas souvent l’avion », explique-t-il. Ouf, mon rôle de maman, familier, routinier, presque facile, peut remonter à la surface ! Pour le rassurer, je réprime mon angoisse, simule la tranquillité, retrouve les gestes et pensées de l’époque où les voyages étaient légion. Et deviens impatiente de décoller.

Celui de mes amis


Ô, ce délice, savoureux, parce qu’on dit qu’on part, de se faire inviter ici ou là, comme pour une dernière fois. Autant d’instants d’autant plus délicieux qu’on n’annonce son départ imminent qu’aux proches, même s’ils sont devenus lointains. A ces gens qu’on a logés dans son cœur pour un sourire, un jour, ou une session de travail ardue, mais partagée, ou encore une qualité de haute classe repérée par hasard. Et puis, parmi les anciens, aux valeurs sûres: ceux qu’on voit rarement mais qui veillent pourtant, tels des gardiens de phare, et qu’on retrouve toujours, blessé(e) par quelque égarement, et dont on boit les paroles, et dont on plonge dans les regards bienveillants, et dont on cherche les bras pour s’y blottir un peu, et dont on absorbe la voix, pour la laisser résonner longtemps, quand à nouveau ils s’absentent.

Celui de mes amis qui est une star rassemble tout cela instinctivement, intensément, instantanément : des mots de grand frère, prononcés rarement mais avec soin, d’une voix reconnaissable entre mille, en ouvrant tout grand ses longs bras terminés par des mains immenses, qu’il ne sait pas sensuelles. Depuis qu’il est connu de tous, il se montre parfois farouche, plus inaccessible. Depuis que son nom s’affiche, il ne se présente plus que sous son prénom, le plus anonymement possible. Depuis qu’il est public, je me félicite de l’avoir connu en privé, avant.

Et voilà qu’il veut me voir, lui aussi, à l’occasion de mon départ! Il trouvera bien un moment, dans sa journée chargée. Il me retrouvera où je veux. Il traversera la ville s’il le faut. Soit béni ce privilège! Bonheur d’une promesse d’enfant, puisque soudain nous n’avons plus grandi.

La matinée passe vite, entre mille dernières démarches. L’attente de cette rencontre ravive les quelques moments creux.

Il ne viendra pas, pourtant. Quelque incompréhension aurait rendu le rendez-vous impossible, manqué. Et la star redevient fugace, lointaine, aux autres. Pardonnable, pardonné, puisque l’intention compte aussi tellement!

Et sa voix se mêle aux autres, aux vôtres, qui résonneront longtemps.